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Jason W. Moore : « Nous vivons l’effondrement du capitalisme »

Publié par Daniel Sario

Pour Jason W. Moore, il est plus moderne et beaucoup plus fécond de penser une « écologie-monde »
Pour Jason W. Moore, il est plus moderne et beaucoup plus fécond de penser une « écologie-monde »

Alors qu’on n’a jamais autant parlé des impacts de l’homme sur le climat et la biosphère, à l’approche de la COP21, un historien propose une thèse à contre-courant : la nature a été non pas exploitée mais produite par le capitalisme, qui s’en est servi pour créer de la richesse. Pour Jason W. Moore, il est plus moderne et beaucoup plus fécond de penser une « écologie-monde ». Entretien rélisé par Joseph Confavreux et Jade Lindgaard

Au fur et à mesure que se propage et se discute le concept d’anthropocène, sa contestation se diversifie et s’intensifie. L’historien Jason W. Moore en a formulé l’une des plus fortes critiques, en lui opposant la notion de « capitalocène ». Il s’en explique ici dans l’un de ses premiers entretiens en français. Son livre Capitalism in the Web of Life: Ecology and the Accumulation of Capital, qui cherche à dépasser le dualisme entre nature et société et à aller au-delà de « l'écosocialisme », vient de paraître en anglais, aux éditions Verso.

Alors que se popularise le concept d’anthropocène, pour décrire l’impact destructeur de l’espèce humaine sur son milieu de vie, vous lui opposez la notion de « capitalocène ». Pourquoi ?

L’anthropocène est devenu le concept environnemental majeur de notre temps. Il désigne le fait que l’être humain est devenu une force géophysique, et a commencé à transformer la biosphère à un tel point qu’il menace la capacité de la planète à accueillir la vie. En ce sens, le concept d’anthropocène est très intéressant. Pour les géologues, parler d’anthropocène soulève la question du commencement de cette nouvelle ère géologique : il y a plusieurs centaines d’années ? À la fin de la Seconde Guerre mondiale ? Ou après 1850, avec l’augmentation du taux de CO2 dans l’atmosphère induite par la révolution industrielle, comme le soutiennent la plupart des chercheurs ?

Mais cette manière de voir l’histoire humaine pose problème. D’abord, parce que c’est de la mauvaise histoire, puisque la transformation de la biosphère par l’activité humaine n’a pas été produite par tous les hommes à parts égales. C’est avant tout la responsabilité des populations détenant de la richesse et du pouvoir. Ensuite, parce qu’on ignore ainsi le véritable tournant dans les relations de l’homme à la nature, qui est bien plus précoce, et qu’on peut dater symboliquement de 1492. Les émissions de CO2 se sont intensifiées à partir du XIXe siècle, mais notre manière de traiter la nature date de bien avant.

Au XVIe siècle, l’invention du capitalisme a aussi été l’invention d’une manière de penser et de traiter la nature, en la séparant totalement de l’humanité. Dans l’Europe médiévale, comme dans de nombreuses autres civilisations, les humains se percevaient certes comme distincts de la nature mais tout en en faisant partie quand même. Avec l’essor du capitalisme, cette distinction s’est transformée en dualisme, comme si la nature se trouvait dans une boîte, et la société dans une autre. La « société » était en réalité réservée à une étroite portion de l’humanité aux XVIe et XVIIe siècles. Les esclaves africains, les populations indigènes d’Amérique, mais aussi la grande majorité des femmes, étaient versés dans cette catégorie de « nature ». La séparation des humains et de la nature était donc en réalité toute symbolique.

Aujourd’hui, pas plus qu’hier, nous ne sommes séparés de la nature. Notre vie quotidienne lui est intimement liée, à une échelle géographique inédite. Les ordinateurs que nous utilisons, la nourriture que nous ingurgitons, les vêtements que nous portons, l’air que nous respirons dépendent de ce qui se passe à l’autre bout de la planète. Le « capitalocène » affirme donc que nous vivons l’âge du capital, et non « l’âge de l’homme », et que « l’âge du capital » ne désigne pas seulement une acceptation économique étroite, mais une manière d’organiser la nature, à la fois en faisant de la nature quelque chose d’externe à l’homme, et en faisant de la nature quelque chose de « cheap », dans le double sens que peut avoir ce terme en anglais : ce qui est bon marché, mais aussi le verbe « cheapen » qui signifie rabaisser, déprécier, dégrader...

Votre critique de l’anthropocène est forte. Mais d’un point de vue stratégique, faut-il aller contre ce concept en train de devenir une référence partagée ? L’idée que l’humanité est devenue tellement puissante qu’elle détruit la planète frappe les esprits et semble commencer à susciter une prise de conscience. N’y a-t-il pas alors de risque qu’un concept, même plus précis historiquement et politiquement, comme celui de capitalocène, donne l’impression de revenir à un ancien cadre d’interprétation, issu de la tradition marxiste ?

Je ne ferraille pas contre le concept d’anthropocène. Je le vois comme un début. Mais il pose des questions auxquelles il ne peut pas répondre. Il montre comment l’humanité est devenue une force géologique. Mais il ne répond pas à la question de savoir comment les hommes font l’Histoire en relation avec la nature, et comment l’humanité a divergé de la nature. Au XXIe siècle, on ne doit pas seulement comprendre ce qu’il se passe, mais aussi comment et pourquoi la sixième extinction des espèces, le changement climatique, l’envolée des inégalités et la crise financière se produisent en même temps. Les climatologues ont démontré que le climat va changer de manière décisive dans les prochaines décennies et que cela va affecter rapidement notre vie. Mais si on se contente de ce concept d’anthropocène, on peut le mobiliser pour de la géo-ingénierie ou pour prôner un néomalthusianisme pour les pays pauvres. Si l’on veut comprendre que les relations entre les peuples, les problèmes de race, de genre, de domination sont toutes parties prenantes de ce que j’appelle la « toile de vie », et sont liées à la manière dont l’homme pense et pratique la nature, il faut penser au-delà de ce concept d’anthropocène, même s’il est populaire.

Pouvez-vous expliquer ce concept de « toile de vie » ?

C’est très simple. Cela désigne la nature comme un tout. Mais c’est une manière de parler à l’imagination des gens. Nous avons tous le sentiment de savoir ce qu’est la nature. Si nous disons « toile de vie », nous ne sommes plus certains de ce que cela veut dire. Et on peut se reposer la question décisive de savoir ce que veut dire avoir une « toile de vie » et chercher comment les humains sont parties prenantes de cette toile de vie alors que l’humanité s’imagine encore souvent totalement séparée de « la nature ».

Dans votre livre Capitalism in the Web of Life, vous critiquez ce que nous nommez la «pensée verte», les pensées écologistes, qui accusent le capitalisme de détruire la nature en l’exploitant, alors que selon vous, le capitalisme aurait coproduit la nature. Que voulez-vous dire ?

Selon moi, le capitalisme coproduit la nature, et inversement. Le capitalisme a inventé une forme très étrange d’organisation de l’humanité et de la nature, qui contraste entièrement avec l’organisation des civilisations agraires qui l’ont précédé. Au lieu de se fonder sur la productivité de la terre comme base de la richesse, c’est la productivité du travail qui est devenue la principale source de la richesse. Cela a eu un impact considérable sur l’environnement, parce que dans un système fondé sur la productivité de la terre, vous voulez obtenir le maximum de riz ou de blé à partir d’un hectare de terre. Dans un système fondé sur la productivité du travail, vous voulez obtenir le plus possible de kilos de riz ou de blé par heure de travail. Donc vous cherchez à constamment accroître la quantité de matériaux naturels passant entre les mains des travailleurs, qu’il s’agisse d’acier, d’énergie, de blé. Il s’agit d’augmenter constamment ce volume. D’où, depuis le XVIe siècle, une révolution sans précédent dans la façon dont l’homme a construit son environnement, à une échelle et une vitesse inconnues jusqu’alors.

Certes, les Égyptiens avaient construit les pyramides et les Chinois, la grande muraille, c’est-à-dire des projets gigantesques. Mais il n’y avait jamais eu de transformation aussi rapide des paysages, avec des déforestations du Brésil à la Pologne, le drainage de terres humides, le creusement de mines, le début de la grande extraction… Ce changement majeur a été dissimulé par la révolution industrielle, époque où l’on fait débuter l’impact du capitalisme sur notre relation à la nature, alors que c’est beaucoup plus ancien. Les puissances capitalistes et coloniales ont, dès le XVIe siècle, cherché au-delà de leurs frontières des ressources, du travail et de l’énergie bon marché. La seule différence se situe dans le fait qu’au XVIe siècle, les frontières se trouvaient encore à la surface de la planète, alors qu’au XIXe siècle, la frontière se déplace sous terre avec l’exploitation des mines de charbon, qui a permis de bâtir les routes, les chemins de fer et les bateaux qui ont, à leur tour, permis de reculer les frontières terrestres où il était possible d’aller chercher ces ressources naturelles et ce travail bon marché. La seule manière de continuer à accumuler des richesses en permanence et de les réinvestir pour en accumuler encore plus – ce qui est la définition du capital – est de trouver indéfiniment de nouvelles sources de richesses où la nature est à la fois bon marché, dépréciée et dégradée. En Angleterre, on a commencé par couper les arbres, puis creuser des mines de charbon, pour ensuite aller au loin dans l’Empire forer du pétrole.

Ce que vous dites évoque le livre de Timothy Mitchell intitulé Carbon Democracy qui montre que les systèmes politiques et les sources d’énergie sont corrélés et qu’on a bâti dans l’Histoire les systèmes politiques les plus adéquats pour exploiter telle ou telle source d’énergie. Mais à vous lire, ce n’est pas seulement les sources d’énergie qui produisent les systèmes sociaux, c’est l’ensemble des relations entre la nature et les hommes ?

Je suis tout à fait d’accord pour dire que le pétrole a façonné la manière dont le monde est organisé politiquement et géopolitiquement. Et on peut tout à fait dire que le charbon a été le carburant du capitalisme, et inversement. Mais je me méfie d’une tendance à faire de telle ou telle ressource une sorte de divinité qui expliquerait toutes les organisations humaines. Ce qui compte, c’est de comprendre la relation et non le produit lui-même, de comprendre par exemple comment le charbon, qui était pendant des milliers d’années un simple caillou dans le sol, a pu devenir une source d’énergie fossile, à travers quelles relations de production et de pouvoir.

Vous utilisez souvent le concept « d’écologie-monde ». À quoi sert-il ?

Le concept d’écologie-monde vient de l’historien Fernand Braudel, inventeur du concept d’économie-monde. Pour lui, l’économie-monde n’était pas l’économie du monde, de même que pour moi l’écologie-monde n’est pas l’écologie du monde. Pour Braudel, l’économie n’est pas seulement située dans l’espace, mais produit l’espace et est produite par l’espace. C’est pareil pour l’écologie. L’écologie-monde considère l’écologie comme l’oikos, qui permet de penser comme un tout les espèces et leur environnement, comme une relation multiforme dans laquelle les espèces produisent l’environnement, et l’environnement produit les espèces, simultanément. L’écologie-monde partage avec la « pensée verte » l’idée que les humains sont parties prenantes de la nature.

Mais les historiens de l’environnement parlent surtout de l’influence du climat sur les hommes, en reprenant parfois l’idée d’une forme de dualisme. Par exemple, en racontant comment les révolutions américaine et française, et en Haïti, sont aussi le fruit d’une crise des systèmes agraires, ou comment l’éclosion de la civilisation médiévale correspond à une période chaude du climat européen. Mais c’est plus que cela. Le concept d’écologie-monde est à voir davantage comme une conversation que comme une affirmation, qui permet de raconter l’Histoire autrement, en parlant de cette coproduction entre les systèmes humains et les manières de s’inscrire dans la nature, dont le capitalisme n’est qu’une forme historique située.

En quoi votre critique de l’Histoire telle qu’elle est habituellement racontée peut-elle éclairer d’un jour différent notre compréhension de ce qui se passe aujourd’hui ?

Nous devons comprendre que la crise de la modernité est une crise singulière mais qui a de nombreuses formes d’expression. L’instabilité financière, le dérèglement climatique, la sixième extinction des espèces, les inégalités dans le monde, ont une source commune : le capitalisme, que l’on peut aussi définir comme l’écologie-monde, c’est-à-dire une manière particulière d’organiser les relations entre les humains et la nature. Ce cadre d’interprétation large permet aux mouvements sociaux de créer des alliances constructives qui dépassent la division entre justice sociale et justice environnementale.

Les mouvements pour la justice climatique font du climat un problème de pouvoir et de capitalisme. C’est la perspective de l’écologie-monde. L’enjeu, c’est le droit à se nourrir, à l’autodétermination culturelle, et à la démocratie égalitaire. Les trois en même temps. C’est une nouvelle ontologie politique. Le capitalisme avance en achetant ceux qui le défient. Mais ceux qui le défient au nom de la souveraineté alimentaire ou du climat portent une vision alternative d’un monde qui fonctionnerait sur la base de principes très différents.

Mais les mouvements sociaux ne s’organisent pas du tout sur cette base : le discours sur la justice sociale s’oppose très souvent au discours environnemental.

C’est extrêmement frustrant. Beaucoup de gens croient encore que la société et la nature sont deux choses différentes. Et donc ils essaient de protéger l’un au détriment de l’autre. Dans une période où la nature humaine et la nature extra-humaine deviennent de plus en plus entremêlées, en tant qu'historien, la seule chose que je peux dire est que voir l’unité par-delà ces divisions est peut-être l’acte le plus puissant que ces mouvements sociaux pourraient réaliser. Aux États-Unis, dans la lutte contre l’oléoduc de pétrole oléagineux Keystone XL, une unité s’est formée entre les critiques du capitalisme financier, incarné par Wall Street, et les communautés qui cherchent à défendre leur qualité de vie. C’est un lien important. Il manque encore l’implication du secteur productif.
Certains voient le présent comme une ère de désastres et de catastrophes. Il existe une politique de la peur. Mais, pour moi, nous sommes en train de vivre l’effondrement du capitalisme. C’est la position la plus optimiste que l’on puisse embrasser. Il ne faut pas craindre l’effondrement. Il faut l’accepter. Ce n’est pas l’effondrement des gens et des bâtiments mais des relations de pouvoir qui ont transformé les humains et le reste de la nature en objets mis au travail gratuitement pour le capitalisme.

Que pensez-vous de la campagne pour le désinvestissement des énergies fossiles, portée notamment par le réseau 350.org, parti des universités américaines ?

J’aime bien la campagne pour le désinvestissement car elle améliore la conscience du dérèglement climatique et la compréhension du rôle que jouent les industries fossiles dans ce phénomène. C’est positif. Mais il y a un grand danger : renforcer l’idée qu’un capitalisme vert est possible. Nous avons aujourd’hui les capacités technologiques pour réduire significativement le changement du climat. Mais le problème, ce ne sont pas les technologies. C’est le capitalisme. La meilleure stratégie politique pour n’importe quel mouvement étudiant est de faire pression pour démocratiser les universités. Nous devons regarder comment nos universités sont organisées. Il faut critiquer l’idée qu’elles soient les moteurs de la croissance économique, et défendre au contraire leur rôle de production du savoir nécessaire à la libération de toutes les formes de vie – pas seulement la vie humaine – de l’oppression et des inégalités. Il faut trouver le moyen de restructurer le savoir. Il y a cette citation attribuée à Einstein : « Le système de pensée qui a créé un problème ne peut pas en trouver la solution. » Nous en sommes là. Nous avons besoin d’un nouveau moyen de penser, qui corresponde au XXIe siècle, pas au XIXe, ni au XVIe. C’est la modeste contribution de l’écologie-monde : pousser pour un savoir qui permette, encourage et facilite l'émancipation.