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La grande peur de l’Arabie saoudite

Publié par Daniel Sario

La grande peur de l’Arabie saoudite
Dans l’œil du cyclone. Ainsi se perçoit l’Arabie saoudite, cernée par les menaces à ses frontières, que ce soit au Yémen ou en Irak. La montée en puissance de l’Iran lui apparaît comme un danger mortel. Que faire, alors que se dessinent en outre les contours d’un accord sur le nucléaire entre Washington et Téhéran qui mettrait un terme à l’ostracisme frappant la République islamique ? par Alain Gresh (mai 2014 - Le Monde diplomatique)

Depuis toujours, l’Iran s’ingère dans les affaires de l’Arabie saoudite. En 2003, le feu vert donné aux attaques d’Al-Qaida contre le royaume (1) « est venu de Téhéran. » Professeur à l’université de Riyad, notre interlocuteur semble sûr de son fait. Il reste imperméable au caractère très improbable de cette alliance entre un régime chiite et une organisation sunnite qui ne cache pas sa haine des « hérétiques ». Et il n’est pas seul à défendre ces théories. Dans le quotidien Asharq Al-Awsat (12 février), propriété de la famille royale saoudienne, l’influent éditorialiste Tarik Al-Homeid appelait les Etats-Unis à reconnaître que l’Iran était le principal parrain de l’organisation fondée par Oussama Ben Laden.

Est-ce un sentiment d’encerclement croissant qui explique ces étranges spéculations de nombre de responsables saoudiens ? « A chacune de nos frontières, l’instabilité s’étend. Et, derrière elle, nous voyons la main de l’Iran », poursuit le professeur. Instabilité en Irak, d’abord : les contacts entre Riyad et le gouvernement de M. Nouri Al-Maliki sont pratiquement rompus. A Bahreïn, ensuite, où la révolte, dans la foulée des « printemps » tunisien et égyptien, a été assimilée à une tentative de déstabilisation venue de Téhéran, avant d’être matée avec l’aide des troupes saoudiennes en mars 2011. Au Yémen, enfin, où une fronde régionale (dite « houthiste », du nom de son fondateur, Hussein Badreddin Al-Houthi), aux causes avant tout internes, est attribuée à de sombres manœuvres des gardiens de la révolution iraniens (2).


Soutien contesté au pouvoir militaire en Egypte. Sur les fronts syrien et libanais, également, on retrouve les deux axes qui dominent la région : Téhéran dirige le premier, qui le relie à la Syrie et au Hezbollah libanais, et Riyad l’autre, avec les Emirats arabes unis, Bahreïn, ainsi que le Mouvement du 14-Mars de l’ancien premier ministre libanais Saad Hariri. Les inquiétudes que l’on perçoit en Arabie saoudite se sont accrues avec les fissures au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG) (3). Début décembre 2013, Oman s’est fermement opposé au plan saoudien d’une union des pays du Golfe (4). Le projet d’un commandement unifié, qui aurait permis de regrouper les forces militaires des six pays, reste donc à l’état de brouillon. A l’exception de Riyad et de Manama (Bahreïn), les membres du CCG ont en outre accueilli positivement l’accord intérimaire sur le nucléaire entre Washington et Téhéran, en novembre 2013, et ont reçu le ministre des affaires étrangères iranien. Quant au Koweït, il refuse, pour l’instant, de signer le pacte du CCG sur la sécurité intérieure voulu par Riyad, car ce texte s’affranchit de nombre de garanties sur les libertés — d’expression notamment — inscrites dans sa Constitution (5).

Dans ce contexte déjà incertain, l’Arabie saoudite, suivie par deux de ses partenaires du CCG, les Emirats arabes unis et Bahreïn, a annoncé le 5 mars 2014 le retrait de son ambassadeur au Qatar (6). Il est vrai que les relations entre le royaume et le petit émirat voisin, pourtant tous deux wahhabites, ont rarement été sereines. Un conflit frontalier a même conduit à des accrochages armés en 1992. Le renversement de l’émir par son fils Hamad Ben Khalifa Al-Thani, en 1995, a aggravé les tensions. En 2002, Riyad avait déjà rappelé son ambassadeur pour protester contre une émission de la chaîne qatarie Al-Jazira consacrée au fondateur de l’Arabie, le roi Ibn Saoud. Le diplomate n’avait regagné son poste qu’en 2008, après que l’émirat eut promis d’atténuer les critiques émises par la chaîne satellitaire.

En dépit de leur engagement commun pour aider, y compris militairement, l’opposition au régime de M. Bachar Al-Assad et accélérer sa chute, le « printemps arabe » a élargi le fossé entre Doha et Riyad. Le Qatar s’est fait le champion des transformations en cours et a misé sur les Frères musulmans pour en récolter les fruits. L’Arabie saoudite, elle, déjà ulcérée par la chute de M. Hosni Moubarak en Egypte et craignant une déstabilisation de la région, qualifie les Frères d’«organisation terroriste ».

La Confrérie des Frères musulmans cible du régime saoudine. Après avoir été longtemps l’alliée de l’Arabie, la confrérie joue depuis les années 1990 un rôle actif dans la contestation à l’intérieur du royaume (7). Elle constitue désormais la cible essentielle d’une répression implacable qui touche aussi un certain nombre d’intellectuels libéraux, comme MM. Mohammed Al-Kahtani et Abdallah Al-Hamed, condamnés à de lourdes peines de prison. Début février, la presse saoudienne publiait un décret royal punissant de trois à vingt ans de prison toute «appartenance à des courants religieux ou intellectuels, à des groupes ou à des formations définis comme terroristes nationalement, régionalement ou internationalement ; tout appui quel qu’il soit à leur idéologie ou à leur vision, toute expression d’une quelconque sympathie avec eux». Le « terrorisme », est-il précisé, inclut l’athéisme et toute mise en cause des principes fondamentaux de la religion musulmane.

Si ces décrets visent en priorité les Frères, ils ont aussi pour objectif d’encourager les Saoudiens partis combattre le régime de M. Al-Assad à rentrer chez eux. Selon les chiffres officiels, ils sont mille quatre cents ; des données plus crédibles, mais non vérifiables, en évoquent entre cinq mille et sept mille. Pourquoi s’en inquiéter, alors que les médias du royaume se déchaînent contre le dirigeant syrien ? Parce que le souvenir du retour de milliers de combattants partis en Afghanistan dans les années 1980 hante encore les mémoires. Comme l’explique un diplomate du Golfe, « la politique du royaume à l’égard de la Syrie intègre de plus en plus les impératifs du “contre-terrorisme”. Le ministère de l’intérieur est particulièrement préoccupé (8) ». Riyad a donc publiquement demandé à son ambassade à Ankara de prendre toutes les mesures pour rapatrier ses nationaux qui transitent par la Turquie et le Liban.

Toujours aux commandes malgré ses 90 ans, le roi Abdallah continue de fixer les grandes lignes de la politique du royaume ; mais leur mise en œuvre en Syrie a été confiée à deux hommes aux objectifs distincts. Le prince Mohammed Ben Nayef, le ministre de l’intérieur, qui avait écrasé l’insurrection islamiste de 2003, donne toujours la priorité à la « guerre contre le terrorisme ». Le prince Bandar Ben Sultan, chef des services de renseignement depuis juillet 2012, a cherché de son côté l’efficacité dans le combat contre M. Al-Assad, y compris en soutenant des groupes salafistes du Front islamique. Son manque de vigilance dans l’acheminement des armes aurait suscité l’inquiétude des Etats-Unis. Cela explique sans doute sa « démission », qui, le 15 avril dernier, est venue confirmer l’ascendant du chef de la police sur celui des services secrets.

Controverse sur le renversement de Moubarak en Egypte. L’appui aux rebelles syriens fait consensus dans l’opinion saoudienne (sauf au sein de la minorité chiite) ; en revanche, le soutien au renversement du président égyptien Mohamed Morsi, en juillet 2013, suscite plus de controverses. « Pour la première fois, nous entendons des critiques, confie, sous couvert d’anonymat, un journaliste influent. “Pourquoi soutenons-nous le renversement d’un président qui se réclame de l’islam ? Pourquoi engloutissons-nous des milliards de dollars en Egypte à l’heure où nos problèmes de logement ou de pauvreté sont si importants ?” » Naguère inaudible, ce malaise s’exprime sur les réseaux sociaux que les autorités cherchent, sans grand succès, à brider. « Dans un monde arabe où les puissances traditionnelles que sont l’Irak, la Syrie ou l’Egypte s’effacent, absorbées par leurs problèmes internes, de plus en plus de forces se tournent vers nous. Et nous ne sommes pas capables de leur répondre. Nous sommes impuissants à régler les crises en Irak ou à Bahreïn, sans même parler de la Syrie », poursuit notre interlocuteur.

L’inflexion de la politique américaine a considérablement augmenté l’insécurité saoudienne. Le refus du président Barack Obama de bombarder la Syrie l’été dernier et l’accord sur la liquidation des armes chimiques détenues par Damas ont suscité un geste sans précédent : après avoir lutté pendant des années pour être élu membre non permanent du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU), et alors que sa candidature était retenue, le royaume s’est désisté. Le ministre des affaires étrangères, le prince Saoud Al-Fayçal, a décidé de ne pas prononcer de discours devant l’Assemblée générale pour protester contre l’inaction de l’ONU face au drame syrien.

Par la suite, la révélation des négociations entre Washington et Téhéran à Oman, puis l’annonce d’un accord intérimaire sur le nucléaire, en novembre 2013, ont ranimé une vieille hantise de Riyad : celle d’un accord irano-américain au détriment des Arabes. « L’idée que nos intérêts puissent être écartés par l’Iran et par les Etats-Unis nous préoccupe, nous avait confié en 2010 le prince Turki Al-Fayçal, ancien chef des renseignements. Nous serions alors coincés entre un Iran nucléaire et un Israël nucléaire. » Il ajoutait en souriant : « Remercions Dieu pour [M. Mahmoud] Ahmadinejad… » La personnalité de l’ancien président iranien rendait en effet ce cas de figure improbable (9). Mais, désormais, M. Hassan Rohani, élu en juin 2013, lui a succédé, et l’hypothèse d’un tel retournement paraît crédible. Le contenu d’un éventuel accord nucléaire inquiète moins Riyad que le principe même d’un accord et la fin de l’isolement international de l’Iran.


L’alliance avec les Etats-Unis reste stratégique. Les relations entre les Etats-Unis et l’Arabie saoudite ont connu bien des soubresauts. Comme dans un mariage, la partie la plus faible redoute d’être abandonnée. Mais cette alliance reste stratégique, car elle répond aux intérêts fondamentaux des deux partenaires. Le royaume a besoin des Etats-Unis pour sa sécurité militaire, comme l’ont montré la guerre du Koweït de 1990-1991 ou les piètres performances de son armée contre la rébellion houthiste au Yémen en novembre-décembre 2009. De son côté, Washington a fortement besoin de l’Arabie saoudite parce qu’elle finance l’industrie d’armements américaine par des achats massifs (le plus souvent inutiles) et parce qu’elle garantit la stabilité du marché mondial du pétrole.

La visite du président Obama, le 28 mars 2014, avait pour objectif de rappeler ces principes fondamentaux et de calmer ses interlocuteurs saoudiens. Avec quel succès ? Comme le reconnaissait un commentateur saoudien interviewé ce jour-là sur Al-Jazira, la priorité pour M. Obama est d’aboutir à un accord avec l’Iran sur le nucléaire, alors que l’Arabie veut avant tout mettre un terme aux ingérences iraniennes dans la région. La famille royale devra s’adapter.

« Nul ne pourra nous convaincre que l’Iran est un pays pacifique », écrit un analyste saoudien, qui ajoute : « Notre sécurité est prioritaire et personne ne peut nous contester le droit de la défendre » (10). Cependant, de quelle marge de manœuvre dispose le royaume ? Il peut se démarquer de Washington et réprimer la contestation à Bahreïn, ou soutenir massivement le régime militaire en Egypte. Mais les Etats-Unis n’ont toujours pas autorisé la fourniture d’armes antiaériennes à l’opposition syrienne, et il n’a pas osé passer outre. Quant aux convergences «objectives» entre Riyad et Tel-Aviv face à Téhéran, elles peuvent difficilement se convertir en coordination politique, même si la presse a mis en avant, ici ou là, des rencontres « fortuites » entre des représentants des deux pays (11).

La faiblesse saoudienne tient aussi à un facteur structurel rarement souligné. Le royaume a bâti sa légitimité sur un discours purement religieux, conservateur et largement apolitique. Le wahhabisme et le salafisme prônent la soumission au souverain, et, s’ils savent éradiquer les hérésies religieuses, ils n’ont aucune capacité à lutter contre les « hérésies » politiques. Dans les années 1950 et 1960, quand il s’opposa au président égyptien Gamal Abdel Nasser et au nationalisme arabe, le royaume fit appel aux Frères musulmans, qui lui fournirent les cadres et les thèmes politiques de son combat contre le Raïs. Mais, engagé dans une répression contre les Frères, il se retrouve bien démuni idéologiquement : la propagande salafiste des chaînes satellitaires hésite entre le conservatisme apolitique, le discours antichiite et les invocations purement religieuses peu en prise avec les réalités régionales.

Même l’idée d’établir un « front sunnite » contre la « menace chiite et perse » ne résiste pas à l’analyse. La Turquie, également sunnite, dénonce avec constance l’illégitimité du pouvoir égyptien. Et des pays comme le Maroc, la Jordanie ou le Koweït refusent d’interdire les Frères musulmans, qui sont un élément important du jeu politique interne.

Certes, les relations avec le Qatar pourraient retrouver un semblant de normalité — un accord a finalement été conclu le 17 avril entre les pays du CCG. Mais il faut exclure un changement radical de la part du nouvel émir du Qatar, M. Tamim Ben Hamad Al-Thani, qui a succédé à son père le 25 juin 2013. Cette transition a vu un homme d’à peine 33 ans succéder à un autre d’à peine 60 ans qui renonçait volontairement au pouvoir : elle a dû apparaître comme une insulte à une monarchie saoudienne où dominent les gérontes. Maigre consolation pour Riyad, peut-être : on pourrait assister à une réorientation de la ligne d’Al-Jazira, dont l’alignement total sur les Frères musulmans suscite des critiques jusque dans les cercles dirigeants de l’émirat.

Téhéran, en revanche, déploie une stratégie internationale active, forge des alliances aussi bien avec des gouvernements de gauche en Amérique latine — du Venezuela au Brésil — qu’avec le « laïque » Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), envoie son charismatique ministre des affaires étrangères à Abou Dhabi ou à Mascate (Oman). « Le problème, ce n’est pas l’Iran, se désole un intellectuel saoudien, pourtant convaincu de la menace que ce pays fait peser sur la région. Téhéran a une stratégie politique, diplomatique et régionale, et c’est normal. Le problème, c’est que nous ne sommes pas nous-mêmes capables d’en définir une et de la mettre en œuvre. »

Notes

(1) A partir de cette date, le royaume a subi une série d’attentats perpétrés par Al-Qaida, notamment à Riyad. Lire Stéphane Lacroix, Les Islamistes saoudiens. Une insurrection manquée, Presses universitaires de France (PUF), Paris, 2011.

(2) Lire Pierre Bernin, « Les guerres cachées du Yémen », Le Monde diplomatique, octobre 2009.

(3) Le CCG regroupe l’Arabie saoudite, Bahreïn, les Emirats arabes unis, le Koweït, Oman et le Qatar.

(4) Cf. Marc Cher-Leparrain, « La fronde d’Oman contre l’Arabie saoudite », Orient XXI, 22 janvier 2014.

(5) Yazan Al-Saadi, « GCC security pact : Kuwait holding back », Al-Akhbar English, Beyrouth, 1er mars 2014.

(6) Cf. « Grave crise entre les émirats du Golfe », Nouvelles d’Orient (Les blogs du Diplo), 7 mars 2014, et Olivier Da Lage, « L’Arabie saoudite alliée objective du Qatar ? », Orient XXI, 17 mars 2014.

(7) Lire « Les islamistes à l’épreuve du pouvoir », Le Monde diplomatique, novembre 2012.

(8) Cité dans « Islamist threat at home forces Saudi rethink on Syria », Arab Times, Riyad, 12 février 2014.

(9) Lire « Pékin et Riyad rouvrent la route de la soie », Le Monde diplomatique, janvier 2011.

(10) Al-Riyad, 29 mars 2014.

(11) Lire les explications du prince Turki Al-Fayçal sur ces rencontres dans Al-Riyad, 13 février 2014.